Lorsque le chef de l’État annonce qu’il est désormais temps de promouvoir nos champions économiques, il ouvre un chantier bien plus vaste qu’une simple politique sectorielle. Il invite à repenser la manière dont un pays valorise ses entreprises, ses technologies, ses savoir-faire et, plus largement, les ressorts de sa puissance économique. Derrière cette volonté affirmée de soutenir l’émergence de fleurons nationaux se niche une question essentielle. Comment soutenir durablement l’ascension de champions nationaux sans l’aptitude à repérer tôt les entreprises qui concentrent savoir-faire, potentiel d’influence et effet d’entraînement sur l’économie ? C’est précisément à ce point stratégique que cette discipline s’impose. Non comme un outil réservé aux initiés, mais comme un levier de souveraineté capable de transformer l’information en connaissance, la connaissance en décision, et la décision en avantage national.
Dans un monde où les entreprises évoluent au rythme de ruptures technologiques incessantes, où les rivalités géoéconomiques s’intensifient et où la compétition ne connaît plus de frontières, réagir ne suffit plus. Demeurer dans la réaction condamne toute nation à voir les autres écrire le scénario avant elle. L’anticipation devient donc une condition de survie, et cette méthode d’analyse stratégique en constitue le socle le plus rigoureux.
Car l’un des paradoxes de notre époque réside dans la profusion d’informations qui, loin de clarifier les enjeux, les obscurcit. Ce n’est pas l’information qui manque, mais la capacité à la hiérarchiser, la vérifier, l’interpréter. Les pratiques inspirées de l’OSINT (renseignement en sources ouvertes), qui croisent les sources, les traces numériques et les indices contextuels, offrent aujourd’hui une manière plus rigoureuse d’appréhender le réel. C’est devenu un exercice de souveraineté civique. Pourtant, plus le besoin augmente, plus les pratiques se dégradent, noyées dans un flux numérique qui impose son tempo et ses urgences.
Entamer une démarche d’intelligence économique, c’est accepter de rompre avec cette tyrannie du quotidien. C’est d’abord se demander ce que l’on veut comprendre et pourquoi. C’est interroger ce que l’on croit savoir, remettre en question les certitudes et les faux consensuels. C’est apprendre à détecter les signaux faibles, ces indices minimes que seuls repèrent ceux qui savent regarder loin. L’anticipation n’est pas l’art de deviner l’avenir, mais celui de le préparer par une lecture lucide du présent.
Or, nous vivons dans un monde fini. Les ressources minérales, énergétiques, les chaînes de valeur, les infrastructures numériques, tout ce qui conditionne la croissance future est désormais rare, convoité, disputé. Dans ce paysage, les risques géoéconomiques ne surgissent jamais par hasard. Elles se construisent lentement, au fil des stratégies adverses, des vulnérabilités négligées et des dépendances technologiques. Dans un tel contexte, ce levier d’autonomie stratégique prend toute sa dimension. Il offre une vision d’ensemble qui permet d’éviter les erreurs d’aiguillage, de corriger une trajectoire lorsque cela devient nécessaire et de consolider une stratégie nationale.
Notre pays accuse encore un retard dans cette pratique. Non par manque de talents ou d’intuition stratégique, mais faute de coordination entre l’État et les acteurs économiques, faute de confiance envers les institutions pourtant conçues pour les accompagner. L’annonce présidentielle crée une fenêtre d’opportunité inédite. Elle oblige à construire un pont entre l’ambition et les outils, entre la volonté politique et la méthode.
La création du BIPE en avril 2024 a posé un jalon important, mais cet outil ne déploiera tout son potentiel que s’il s’inscrit dans une architecture cohérente de renseignement et d’anticipation économique.
Cette méthode existe. Elle s’articule autour de trois piliers éprouvés : la veille stratégique, l’influence et la sécurité économique. Ensemble, ils forment une architecture qui permet à un État non seulement de protéger ses entreprises, mais surtout de les projeter, de les positionner, de les promouvoir dans un environnement international compétitif. La veille éclaire, l’influence oriente, la sécurité protège. Aucune stratégie de valorisation des entreprises phares ne peut prospérer sans cette trilogie.
Les nations qui ont su hisser leurs industries stratégiques au rang de leaders n’ont jamais laissé au hasard le soin d’organiser leur avenir. Elles ont investi dans la connaissance, dans la capacité à anticiper, dans la mise en réseau des expertises. Elles ont compris que le renseignement n’est pas uniquement militaire. Il est aussi économique, technologique, informationnel.
Le Président de la République a fixé une orientation claire en affirmant la nécessité de faire émerger nos champions et bâtir un horizon économique pour 2050. La question n’est donc plus de savoir si l’intelligence économique est nécessaire, mais comment l’inscrire au cœur de la stratégie nationale. Il s’agit de créer un écosystème de confiance, d’outiller les entreprises, de coordonner l’action publique, de capter les tendances émergentes et de traduire l’information en décisions éclairées.
Car la souveraineté économique ne se décrète pas. Elle se construit, jour après jour, par une compréhension fine de l’environnement mondial et par l’aptitude de chaque acteur, public comme privé, à agir avant d’être contraint de réagir.
L’enjeu est là. Faire de cette démarche de protection et d’anticipation une culture partagée, un réflexe national, un instrument de puissance au service des ambitions du pays.
La décision présidentielle enclenche le mouvement.
À nous désormais de lui donner sa profondeur stratégique.
Atoumane TRAORE
MBA en Management Stratégique et Intelligence Économique

