Le choix d’abandonner une monnaie unique reste une décision stratégique importante pour tout gouvernement. La décision est souvent motivée par des considérations d’ordres politique, de souveraineté nationale ou économique. Elle s’est déjà posée dans le cas de la Grèce (Grexit) durant la crise de dette de la zone euro qui a suivi la crise financière des subprimes de 2009. Entre 1949 et 2001 de nombreux pays et territoires ont rompu les liens monétaires avec d’autres pays dans le cadre d’une monnaie unique ou d’un régime de change fixe. Quelques exemples : Argentine (2001), Comores (1994), Djibouti (1994), Guinée Conakry (1969), Madagascar (1982), Mali (1962), Mauritanie (1973), Réunion (1976) et Saint Pierre et Miquelon (1976)]. La décision d’abandonner une monnaie commune ne date pas d’aujourd’hui. La réforme monétaire envisagée par le candidat Diomaye Faye s’il est élu est inédite dans l’histoire politique du Sénégal. Dès l’annonce de la réforme envisagée, de nombreuses réactions ont été notées du côté du pouvoir, de l’opposition et de l’opinion publique nationale et internationale. Nous avons jugé salutaire, la clarification apportée par le candidat par rapport à cette question « Rester dans l’union tout en mettant en œuvre avec les autres pays, des actions nécessaires destinées à concrétiser le projet de la monnaie unique de la CEDEAO ». « Toutefois, si ce projet n’aboutit pas, le Sénégal pourrait envisager une autre option ». ( voir la conférence de presse commune de Diomaye et Sonko qui s’est tenue le 15 mars 2024).

L’objectif de cette note est d’apporter des éclairages sur le sujet en partant des faits stylisés des unions monétaires et des autres régimes de change en vigueur sur le continent africain. Il s’agit de réaliser une analyse comparative en mettant en avant la question des réserves de change et la cohérence temporelle des politiques au cœur du choix.

Il serait nécessaire de rappeler à l’opinion avant de rentrer sur le vif du sujet, que le choix d’un régime de change approprié comme le disait l’économiste Frankel varie en fonction des circonstances spécifiques du pays en question (ce qui inclut les critères classiques de la zone monétaire optimale, ainsi que certains critères liés à la crédibilité ) et en fonction des circonstances de la période en question (ce qui inclut le problème des stratégies de sortie réussies). Avant de développer le sujet, faisons un focus sur les régimes de change existants. Les régimes de change sont généralement classés en trois grandes catégories que sont les solutions corners fixes (régime de change fixe, caisse d’émission, union monétaire, dollarisation et euroïsation), les solutions intermédiaires (panier de monnaie, parité rampante (crawling peg), zone cible ou parité encadrée, parité rampante encadrée (craw-like arrangement)) et les solutions corners flottants (flottement pur et flottement impur dont le régime de change flexible semi convertible). Ces régimes de change sont classés par le FMI en fonction des déclarations officielles des pays (de jure) et des pratiques constatées sur le marché des changes et la politique monétaire en vigueur dans le pays (de facto).

Chaque catégorie de régime de change dispose d’atouts et de limites. L’UEMOA et la CEMAC sont dans la première catégorie qualifiée de régime de change fixe dure. La dollarisation et l’euroïsation de l’économie représentent les cas les plus aboutis en matière de fixité. Exemple dans le cadre de la dollarisation, la monnaie nationale disparaît au profit du dollar qui a cours légal dans le pays. L’union monétaire arrive en deuxième position dans le classement des régimes de change fixes considérés comme fermes.

Sortir de l’union monétaire : quels sont les opportunités et les risques pour le Sénégal

La sortie de l’union relève d’une décision politique souveraine prise par le gouvernement et le parlement du pays considéré. La décision de sortir d’une union doit en principe rester secrète dans un premier temps (attention aux fuites de capitaux). Cette décision souveraine est fondée sur le principe suivant : un pays, une monnaie, un drapeau, un hymne national. La souveraineté monétaire est étroitement liée à la souveraineté politique. La souveraineté nationale est mise en avant au détriment de la souveraineté africaine. Les défenseurs de la sortie d’une union en plus de la souveraineté monétaire nationale retrouvée mettent avant certaines considérations. D’abord les chocs asymétriques qui affectent un membre de l’union fragilisent les autres pays. Ensuite la centralisation de la politique monétaire entraîne une politique budgétaire très sollicitée qui mène souvent à des situations d’insoutenabilité des dettes publiques. Parmi les arguments avancés, la banque centrale du pays peut manipuler sa monnaie pour rendre l’économie plus compétitive. Par ailleurs, la monnaie nationale facilite les mécanismes de dévaluation compétitive. La monnaie nationale permet également à l’Etat de recourir au financement monétaire du déficit malgré tous les dangers que cela comporte.

Toutefois, la décision de sortir d’une union comporte de nombreux risques. Les signes avant-coureurs d’une sortie peuvent entraîner dans la foulée une dégradation de la note du pays par les agences de notation. Cette situation compliquerait davantage l’accès au marché international des capitaux (eurobonds et prêts syndiqués) (explosion de la dette en devise risque de défaut potentiel sur la dette, conflit avec les créanciers, difficultés à mettre en œuvre des clauses d’action collective, pression sur la dette intérieure). Les restructurations de dettes durent souvent longtemps (cas de la Zambie qui a fait défaut sur le marché des eurobonds depuis 2019 et qui n’a toujours pas trouver un accord avec ses créanciers).

Des phénomènes de fuite de capitaux seront inévitables à cause des incertitudes liées à la crédibilité de la nouvelle monnaie. L’analyse des faits stylisés relatifs à l’abandon d’une union révèle que les pays qui sortent connaissent systématiquement des périodes d’hyperinflation et de fortes dépréciations de la monnaie nationale entraînant une baisse de la crédibilité des actions de la banque centrale.

Les acquis de l’union monétaire : expériences tirées du couple UMOA/UEMOA

L’analyse des faits stylisés montre que la volatilité des taux de change est une source très importante d’incertitude pour l’économie réelle. Tous les agents économiques sont concernés par l’instabilité de la valeur de la monnaie. La forte volatilité des taux de change impacte la compétitivité des entreprises exportatrices, la position des banques et la dette extérieure libellée en devise. A cause de cette incertitude, les gouvernements de certains pays cherchent à stabiliser leur taux de change.

Les arguments en faveur des régimes de change fixes en général et de l’union monétaire en particulier reposent essentiellement sur la solidarité de ses membres (on se lie les mains), la stabilité de l’inflation et du taux de change qui facilitent le développement des échanges et l’investissement, l’ancrage nominal de la politique monétaire. La question de la solidarité des membres de l’union peut se refléter à travers la mutualisation des réserves de change qui permet à la banque centrale de soutenir la fixité du taux de change. Les réserves de change sont stratégiques dans la gestion monétaire d’un pays. Elles représentent des liquidités composées du dollar, de l’euro, du yen, de l’or et détenues pour des motifs de transaction, de précaution et de placement encadré. Concernant le motif de transaction, les réserves servent à la réalisation des opérations de balance des paiements (dette extérieure libellée en devise étrangère, importations etc). Dans le cadre de la détention des avoirs extérieurs pour objectif de précaution, les réserves de change représentent de coussins contracycliques destinés à amortir les chocs liés à la balance des paiements. Les réserves de change jouent également une fonction de support à la politique monétaire. Cette dernière est souvent accommodante, lorsque le niveau des avoirs extérieurs est largement au-dessus de la valeur cible.

Malgré ces avancées significatives, l’UMOA a traversé des moments de turbulences liés en partie au système monétaire européen des années 80 et 90.

Turbulences des années 80 et 90 et capacité de résilience de l’UMOA

En 1994, le FCFA a été dévalué. Pourquoi une telle dévaluation ? une explication monétaire : Après l’éclatement du système de Breton Woods dans les années 1970, lorsque le président Nixon a décidé de suspendre la convertibilité du dollar en or, le SMI a connu un bouleversement avec l’avènement des changes flottants (d’ailleurs d’après Alan Greenspan, ancien gouverneur de la FED, le temps des turbulences a démarré à cette époque), en Europe on a assisté à la création du système monétaire européen ( SME) en 1979 à travers le mécanisme de taux de change européen. Le CFA était indirectement rattaché à ce système via le franc français. Ce système fonctionnait suivant des parités fixes reposant sur des marges de fluctuations. La Bundesbank allemande était la banque centrale pionnière de la zone. La plupart des pays n’ont pas pu suivre la banque centrale allemande, à partir de sa politique de Mark Fort, à un moment donné, le Mark était tellement fort que les français ont dû à l’époque appliquer une politique de désinflation compétitive. Ce système a connu aussi des situations d’attaques spéculatives qui ont déstabilisé les monnaies de la plus part des pays ( à l’exception de l’Allemagne).

La dévaluation du FCFA de 1994, s’explique en partie à un système de change indirect auquel le CFA était arrimé. La zone CFA est restée indirectement dans ce système jusqu’à l’avènement de l’euro (1FF = 100 FCFA, 1 ECU = 6,55957) et donc via une cotation croisée ( 1EURO = 655,957 FCFA).

Malgré ces turbulences, l’UMOA a connu une certaine résilience. Même si le système de centralisation des réserves de change a été perturbé par la politique monétaire menée par la Bundesbank, il demeure un élément fondamental du dispositif monétaire de la BCEAO. Les autres pays de la CEDEAO regroupés à travers la ZMAO ont connu plus de difficultés monétaires que ceux de l’UEMOA. La BCEAO a créé dans les années 2000, l’instrument manquant de l’union monétaire à savoir l’agence UMOA-Titres qui a aidé les Etats membres de l’union à réaliser des levées de fonds importants sur le marché financier régional (une autre solidarité entre les membres de l’union). La capacité de résilience des Etats de l’union face à la pandémie de COVID-19 a été rendue possible par la coordination des politiques monétaire et budgétaire à travers les Etats, la BCEAO et UMOA-Titres. D’autres pays voisins ont eu du mal à supporter les turbulences récentes. Exemple du Ghana qui a très souffert des conséquences de la COVID-19 avec la dépréciation du Cedi (les réserves de change ont rapidement fondu), la dégradation de la qualité de signature par les agences internationales de notation et le défaut de paiement sur le marché des eurobonds. Même si la concentration des titres publics au bilan des banques de l’union a contribué aux tensions de liquidité sur le marché des capitaux et aux pressions sur les avoirs extérieurs, la mutualisation des réserves demeure toujours un instrument de répartition des risques important pour les pays qui participent à l’union. La réforme monétaire envisagée par les pays de la CEDEAO à travers l’ECO peut permettre d’aboutir à des consensus politique ( souveraine monétaire africaine en lieu et place d’une souveraineté monétaire nationale) et économique (régime flottant encadré, solidarité des membres à travers la mutualisation des réserves de change). Toutefois, la pérennité d’un tel système dans les années à venir dépendra de la capacité des pays à entreprendre des réformes destinées à améliorer la compétitivité de leur économie (industrialisation, commercialisation de biens à haute valeur ajoutée technologique, délocalisation etc), approfondissement des marchés financiers à travers la diversification de la base des investisseurs, contrôle des flux spéculatifs pour éviter les phénomènes de sudden stop (arrêt soudain). Il est également fondamental de mener des réformes destinées à faire face à la concurrence des monnaies avec la percée de certaines cryptomonnaies.

Il est important dans les programmes de développement économique de nos pays de tenir compte des caractéristiques qui ont contribué à la prospérité dans le passé selon Dani Rodrik. Ces caractéristiques comprennent un cadre macroéconomique stable, des incitations à la restructuration et à la diversification de l’économie (à la fois axées sur le marché et fournies par le gouvernement), des politiques sociales visant à lutter contre les inégalités et l’exclusion, des investissements continus dans le capital humain et les compétences, et un renforcement des institutions réglementaires, juridiques et politiques au fil du temps. Les pays qui font leurs devoirs dans ces domaines s’en sortiront mieux que ceux qui ne le font pas. La monnaie a un rôle important à jouer pour l’atteinte de ces objectifs.

Babacar SENE

Professeur Titulaire des universités

Université Cheikh Anta Diop de Dakar

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