BABACAR SENE, PROFESSEUR TITULAIRE DES UNIVERSITES
« L’annonce du report de la présidentielle a entraîné une surréaction des rendements à la maturité et des primes de risque sur les marchés secondaires »
Professeur titulaire des Universités et spécialiste des questions monétaires et financières, Babacar Sène est l’une des voix les plus respectées et écoutées dans l’écosystème financier de la région. Ses analyses pointues et rigoureuses sont appréciées par les acteurs. Dans cette interview, il dresse le bilan du marché financier et passe au crible le retour des pays africains sur le marché des Eurobonds. Professeur Sène revient également sur le projet de création d’une agence panafricaine de notation financière ; une demande forte des dirigeants du continent.
Comment s’est comporté le marché boursier de la BRVM en 2023 au titre de la capitalisation, des lignes obligataires et des actions ?
L’année 2023 a été marquée par la poursuite de la normalisation et le durcissement des politiques monétaires à l’échelle mondiale et régionale. L’inflation qui avait atteint des niveaux record les années précédentes a été plus ou moins contenue durant l’année 2023. C’est dans ce contexte d’une lutte ardue contre l’inflation, de la reprise mondiale et du retour de la confiance que la BRVM a connu des performances appréciables. La capitalisation boursière a progressé de 5,38% entre 2022 et 2023, s’établissant ainsi à 7.966 milliards de FCFA. Tandis que la capitalisation obligataire a bondi de 15,4% pour une valeur de 10.302 milliards de FCFA. L’année 2023 a été marquée par le retour de certains États sur le marché obligataire (à l’image de l’État du Sénégal) et les phénomènes de fuite vers le marché obligataire à cause de la hausse des rendements et du niveau de risque de marché plus faible que celui des actions.
Quelle analyse faites-vous des opérations des Etats sur ce marché en termes d’émissions d’obligations ?
Les Etats membres de l’UEMOA ont émis de nombreuses lignes sur le marché par syndication. La Côte d’Ivoire (6), le Sénégal (5), le Mali (2), le Bénin (2) et le Burkina Faso (1). Dans le cadre de la gestion dynamique de la dette publique, l’Etat ivoirien est toujours présent sur le marché des obligations par syndication. Le Sénégal était resté assez timide privilégiant le guichet UMOA-Titres et les eurobonds. L’année 2023 a été marquée par un retour en force de l’Etat du Sénégal à la BRVM. Plusieurs explications peuvent être mises en avant. Les tensions de liquidité observées sur le marché par adjudication à cause des conditions de normalisation et durcissement de la politique monétaire. Une augmentation rapide des rendements et les décotes importantes observées sur le marché des titres publics. A un certain moment donné,les Etats ont eu du mal à atteindre des taux de couverture satisfaisants lors des émissions simultanées.
Un des faits marquants a été surtout l’opération de titrisation de Sonatel qui lui a permis de mobiliser 75 milliards de F CFA. Que vous inspire cette initiative en matière de financements innovants ?
La titrisation est une opération de cession de créance à une entité tierce (ad hoc) ou Fonds Commun de Créances (Special Purpose Vehicule) qui transforme les actifs au bilan en titres commercialisés sur le marché financier. La titrisation a existé depuis longtemps dans les pays développés. Elle a été utilisée depuis longtemps sur le marché américain. Tout le monde se rappelle la crise des subprimes qui a éclaté aux Etats-Unis et qui a été à l’origine de la crise financière internationale mondiale. Concernant la BRVM, la titrisation ne date pas de longtemps, même si certaines opérations ont été déjà réalisées à partir des Fonds Communs de Titrisation des Créances (exemple des sukuks). La titrisation est un moyen important de financement des investissements, elle permet à une entité de céder les créances sous forme de titres négociables au profit d’investisseurs du marché financier preneurs de risque. Toutefois, il est important d’encadrer ce type d’opération et de tirer des leçons par rapport à la crise financière internationale qui était en réalité une crise de la titrisation et de l’ingénierie financière.
Comment la titrisation peut-elle être une alternative de financements pour les entreprises ? Qu’est ce qui bloque le développement de cet instrument ?
Lorsqu’elle est très bien encadrée et réglementée, la titrisation peut être un moyen important de financements des entreprises. Par exemple, les PME formalisées et bien structurées peuvent s’appuyer sur ce levier de financement pour atteindre leur objectif de performance. Malgré la crise financière internationale, de nombreux pays en développement et développés ont reposé le débat du financement des PME par la titrisation. Dans un contexte où les banques sont très frileuses par rapport aux PME à cause des situations d’asymétrie d’information, la titrisation peut être considérée commune source alternative de financement, car c’est un système qui repose sur le transfert et la répartition des risques.
Le marché est-il assez liquide pour répondre aux besoins de financement des Etats ?
La liquidité sur le marché financier est appréciable à partir de plusieurs indicateurs. On peut en citer quelques exemples d’indicateurs : la largeur est analysée principalement par des mesures basées sur le volume des transactions qui mettent en relation le volume des transactions avec la variabilité des prix. La profondeur peut être évaluée par des mesures fondées sur le volume et par des mesures de la fréquence des transactions. L’immédiateté est contrôlée par le coût d’opportunité de la présence continue des teneurs de marché dans la fourniture des prix ainsi que par les préférences de la demande des clients. Au regard des indicateurs de liquidité, la BRVM est un marché peu liquide. Les Etats ont juste profité de la situation de hausse des rendements créant ainsi des phénomènes de fuite vers la qualité ou les actifs sûrs. Les éléments de réglementation sont également importants. À titre d’exemple, on peut citer celle des assurances incitant ces dernières à investir sur des actifs obligataires jugés moins risqués. Nous avons récemment réalisé une étude sur la liquidité du marché des actions de la BRVM pour le compte de l’Autorité des Marchés Financiers UMOA (AMF-UMOA). Cette étude peut être consultée en suivant ce lien : https://www.amfumoa.org/publication/communique
De l’autre côté, il y a aussi le marché des titres qui a enregistré beaucoup d’opérations réalisées par les Etats souverains. Quelle lecture faites-vous des performances en 2023 ?
Le marché des titres publics par adjudication a joué un rôle très important durant les périodes COVID-19 et post COVID-19. Des innovations financières ont été notées à travers les émissions de Bons Social COVID, d’Obligations de relance, Bons de résilience, etc. La dynamique observée sur ce marché a largement bénéficié de l’assouplissement des conditions de refinancement auprès de la BCEAO. Toutefois, la remontée de l’inflation a rapidement entrainé une normalisation de la politique monétaire entraînant ainsi des tensions de liquidité sur le marché des titres publics. La détérioration de la contrainte extérieure en 2023 n’arrangeant pas les choses. En résumé, les Etats ont pu réaliser des levées de fonds sur le marché des titres publics à des conditions plus onéreuses avec des taux de couverture souvent peu satisfaisants.
Quels défis relever pour rendre plus dynamique ce marché, notamment sur celui secondaire ?
Plusieurs défis sont à relever pour rendre le marché plus dynamique. Il s’agit d’élargir la base des investisseurs. Les banques représentent les investisseurs les plus importants du marché. Il faut donc améliorer la transparence et l’efficience du marché financier régional, encourager les activités de tenue de marché, fonctionnaliser davantage des SVT qui sont price takerssur les marchés primaires et market makers sur les marchés secondaires. De même, il faut reformer les systèmes de retraite dans les pays de l’UEMOA
L’on observe que plus la majorité des investisseurs qui souscrivent aux titres publics sont constitués de banques. Comment diversifier et élargir la base des investisseurs ?
Le marché des titres publics de l’UEMOA a connu des avancées significatives. Mais de nombreux défis sont encore à relever. L’un des défis les plus importants est l’élargissement de la base des investisseurs tout en faisant attention aux flux spéculatifs « Sudden Stop ». Les autorités devraient analyser la possibilité de réduire ou supprimer la segmentation du marché des titres publics (adjudication et syndication). Le projet d’interconnexion des bourses africaines peut être une première étape pour l’élargissement de la base des investisseurs. Toutefois, c’est un projet porté par l’AMF-UMOA et la BRVM. La segmentation du marché serait alors un facteur bloquant pour UMOA-Titres.
Le 21 décembre 2023, le Conseil des ministres de l’UMOA a pris une décision relative au relèvement montant du capital social minimum qui va passer 10 milliards de à 20 milliards FCFA. Qu’est ce qui peut justifier cette mesure et quelles peuvent les implications sur le marché bancaire de l’Union ?
La BCEAO a transposé les règles de Bâle 2 et 3 depuis 2018. Cette nouvelle réglementation est très coûteuse en fonds propres. Les banques doivent mobiliser des charges de fonds propres pour le risque de crédit (actifs pondérés aux risques), le risque de marché et le risque opérationnel. La mise en place des coussins contracycliques, de conservation et systémique est également très coûteuse en capital. L’augmentation de capital devrait aider le système bancaire de l’Union à être plus résilient aux chocs. Cette nouvelle réglementation sur le capital devrait aider à améliorer le ratio de solvabilité et de levier.
Le 18 janvier 2024, l’Etat ivoirien annonçait avoir mobilisé 2,6 milliards $ à travers l’émission d’eurobonds. Qu’est ce qui peut expliquer le retour des pays de l’Afrique subsaharienne sur les marchés financiers internationaux ?
Le marché des eurobonds est resté fermé pour les pays africains depuis un bon moment à cause de la normalisation des politiques monétaires et du durcissement des conditions à l’échelle mondiale causé par la montée de l’inflation. Le conflit russo-ukrainien est venu compliquer les choses entrainant une fermeture temporaire du marché ; même si une fenêtre s’est ouverte pour l’Égypte et le Nigeria qui ont réalisé des émissions à des taux exorbitants. L’État ivoirien a toujours un niveau de dette soutenable ; même s’il a progressé ces derniers temps.
En réalité, malgré des périodes tendues, le marché des eurobonds a connu récemment une relative accalmie. Les taux commençaient à revenir à la normale ; même si le niveau des taux de manière globale et les primes de risque demeurent toujours importants. La Côte d’Ivoire a bénéficié du niveau de soutenabilité de sa dette et des critères ESG (Environnement social et Gouvernance) lors de l’émission. Ces facteurs ont contribué à la mobilisation de ces fonds à des taux acceptables dans un contexte mondial toujours difficile. Toutefois, les Etats africains doivent être très prudents par rapport aux levées de fonds sur les eurobonds. La soutenabilité de la dette de marché est fortement tributaire de la liquidité mondiale. Les titres sont de plus en plus détenus par des fonds d’investissement spéculatifs et des Exchange Traded Funds (ETF).
Il y a également le Bénin qui est revenu…
Le Bénin est connu par rapport à l’orientation conservatrice de la gestion des finances publiques. Il est parvenu à mobiliser des fonds compte tenu de son niveau d’endettement qui est toujours soutenable. Le ministère des Finances a mis en place une gestion très rigoureuse. Tout cela a contribué au retour du Bénin sur le marché international.
Est-ce qu’on peut s’attendre à d’autres émissions ?
Ça risque d’être difficile. N’oublions pas que le défaut de paiement du Ghana n’est pas loin de nous. Il y a également le cas de l’Éthiopie qui pose problème. La Zambie n’a toujours pas eu de clause d’action collective. S’agissant du Sénégal, le contexte actuel est assez difficile. L’annonce du report des élections par le Président de la République a entraîné une surréaction des rendements à la maturité et des primes de risque sur les marchés secondaires. Un crédit syndiqué auprès de banques internationales peut être une piste à explorer par le gouvernement du Sénégal.
Des dirigeants du continent, notamment Macky Sall, ont plaidé pour la mise en place d’une agence panafricaine de notation. Est-ce un projet faisable ?
Ce n’est pas la première fois qu’un Chef d’État parle de création d’une agence continentale de notation. Si vous vous souvenez bien, à l’époque, Angela Merkel avait soulevé l’idée de création d’une agence de notation au niveau européen, quand les agences avaient commencé de dégrader les pays de la zone euro durant la crise de la dette. Mais ce projet n’a pas été viable. On n’entend plus parler de ce projet. Maintenant dans le contexte africain, on peut créer certes une agence panafricaine, mais ce sera une entité portée par le secteur privé, pour souci d’objectivité et de transparence. Les agences sont fortement dépendantes de la confiance des investisseurs.
Et si c’est hybride ?
C’est pareil à mon avis. Il faut des agences purement privées mais qui feront l’objet de contrôle de la part des autorités de marchés financiers.
C’est important d’autant plus que ces agences internationales ont plus de 90% de parts de marché de la notation. Il est difficile pour un Etat ou une entité de lever et d’émettre des titres sur le marché international sans disposer d’une qualité de signature délivrée par l’une des trois agences de notation (S&P, Moody’s et Fitch Ratings). Je tiens à rappeler que la Chine dispose d’une agence de notation dénommée Dagong. On en trouve également au Japon et au Canada.
Est-ce qu’il ne faut pas renforcer les trois agences déjà existantes en Afrique de l’Ouest plutôt que de réinventer la roue ?
Ce sont des agences locales voire régionales. Il faut peut-être faire une fusion de certaines agences à l’échelle africaine. Le cas de l’agence de notation WARA qui a fusionné avec une agence sud-africaine. Si on tend vers ce type de modèle, ce sera peut-être viable à moyen et long termes.
Le Burkina Faso, le Mali et le Niger se sont retirés de la CEDEAO en créant l’Alliance des États du Sahel. Quelles sont les implications économiques et monétaires ?
Ce sont trois États qui ont décidé de se retirer de la CEDEAO. Maintenant c’est vrai que sur le plan fiscal, il y aura des implications. Un pays comme le Sénégal est très lié au Mali en termes de ressources fiscales compte tenu du port de Dakar où des marchandises à destination du Mali sont débarquées. Il est important de réaliser des études d’impacts afin de quantifier les pertes fiscales. Cette décision pourrait conduire à freiner la libre circulation des personnes et des biens. La question monétaire est plus compliquée et prendra plus de temps.
En effet il est plus facile de sortir de l’union douanière que de quitter une union monétaire. La question monétaire est très délicate, la preuve, les pays de la ZMAO disposent de monnaies plus instables que le FCFA. Le marché des eurobonds révèle que ces pays ont une prime de risque additionnelle à cause de la forte instabilité de leurs taux de change. La Côte d’Ivoire, le Bénin et le Sénégal ont des rendements obligataires plus faibles que le Ghana et le Nigeria sur les marchés secondaires des eurobonds. Les populations de ces pays ont quasiment toujours vécu dans un système stable. Ils ont aussi l’habitude d’avoir cette stabilité et le basculement vers un autre régime risque d’être brutal. La réflexion continue, mais je pense qu’ils ne quitteront pas de sitôt l’union monétaire. Le faire à court terme, c’est prendre un risque énorme. Déjà, il y a la question des réserves, la gestion monétaire, la garantie, le régime de change à suivre. Si c’est un régime fixe, ils seront tenus de coopérer le pays de la monnaie ancre. Si c’est flottant, il y a les dangers de la volatilité et de l’instabilité des taux de change.